C'est l'histoire d'une femme qui est morte deux fois, avec 9 ans d'écart entre les deux dates et 1 000 kilomètres de distance à vol d'oiseau entre les deux lieux.
Au début j'ai pensé à une homonymie comme il en existe tant dans nos généalogies.
En effet, nos ancêtres n'étaient pas très créatifs dans le choix des prénoms de leurs enfants et, dans une même fratrie, plusieurs pouvaient porter le même. Il arrivait aussi, j'ai rencontré le cas, qu'un officier d'état civil peu scrupuleux marie « plusieurs fois » un individu en confondant les actes de naissance.
Mais rien de tout cela ici.
Elle s'appelle Marie Jeanne Cagnaceti et est née le 5 juillet 1810 à Rive-de-Gier d'une mère originaire de la Loire et d'un père plâtrier venu d'Italie pour exercer son art, Venance Cagnaceti.
Marie Jeanne se marie le 13 décembre 1830 à Rive-de-Gier avec Jean Baptiste Badard, un ouvrier mineur qui lui donnera cinq enfants avant de mourir dans la même ville le 18 avril 1856.
Peu de temps après son veuvage, le 17 juillet 1857, Marie Jeanne Cagnaceti se remarie à Rive-de-Gier avec un autre ouvrier mineur, Pierre Masson, natif de Castelnau-de-Médoc (Gironde).
Enfin, elle s'éteint à l'âge de 82 ans le 26 décembre 1892 à Rive-de-Gier, là où elle a toujours vécu. Ses parents son cités correctement dans l'acte ainsi que son second époux, Pierre Masson, dont elle est veuve.
L'histoire pourrait s'arrêter là si on ne s'interrogeait pas sur le devenir des enfants de Marie Jeanne...
Ils sont tous nés à Rive-de-Gier entre 1830 et 1845. L'aînée, Mélanie, se marie le 26 août 1851 en Algérie, dans une ville qui s'appelait alors Philippeville, avec Charles Ferdinand Gersbach, un négociant originaire du Haut-Rhin. Les parents de la jeune fille habitent toujours Rive-de-Gier et consentent au mariage par un acte notarié qu'ils ont fait établir dans la Loire.
Claudine, deuxième enfant du couple, se marie à Sétif, également en Algérie, le 15 novembre 1853 avec Jacques Bouviet, un scieur de long natif de Sorgues, dans le Vaucluse. Là encore, le père de la future consent au mariage grâce à un acte dont il est précisé qu'il a été « passé devant Maître Guillot, notaire à la résidence de Rive-de-Gier, enregistré, légalisé par le président du tribunal civil de Saint-Étienne le 29 juin 1853 ». Tout semble donc en règle, comme dans l'acte de décès de Claudine, morte à Philippeville deux ans plus tard, le 19 septembre 1855, où les parents sont bien indiqués comme habitants à Rive-de-Gier.
Victoria est la troisième fille de Jean Baptiste et Marie Jeanne. Née en 1838, elle se marie une première fois à Sétif le 29 mai 1861 avec Augustin Porcher, originaire de Germignonville (Eure-et-Loir). Le père de la mariée est bien indiqué comme décédé et sa mère est présente, il est dit qu'elle demeure à Sétif. Elle habite donc dorénavant en Algérie aussi.
Veuve, Victoria convolera à nouveau le 30 mai 1885, toujours à Sétif, avec un Italien du nom de Louis Rossi. Et là, c'est la surprise : lorsqu'il s'agit d'évoquer les parents de l'épouse, il est précisé que la mère est « décédée à Sétif le 27 décembre 1883 ». Une information confirmée dans le troisième et dernier mariage de Victoria, célébré le 9 février 1889 à Sétif avec Jean Debaille, natif de Vic-la-Gardiole (Hérault).
Et donc, Marie Jeanne ne serait pas retournée finir ses jours dans son pays natal pour y mourir en 1892 ? L'acte de décès du 27 décembre 1883 à Sétif ne laisse aucun doute : il concerne bien « Marie Jeanne Cagnaceti, âgée de soixante-treize ans » qui est « née à Rive-de-Gier (Loire), veuve en premières noces de Jean Baptiste Badard et en secondes noces de Pierre Masson ». Et le déclarant de l'acte est le petit-fils de la défunte...
L'hypothèse se renforce concernant cette migration massive et peut même s'expliquer grâce à la découverte du mariage, à Philippeville le 15 janvier 1845, d'Anne Claudine Cagnaceti, la propre soeur de Marie Jeanne. Leur père est présent à ce mariage, c'est sans doute lui qui a migré le premier après son veuvage qui était survenu en 1817. Il était plâtrier à Philippeville où il est décédé le 6 mai 1856.
On peut alors imaginer que celui-ci a incité ses neveux et nièces à le rejoindre sur ce qui était pour beaucoup la « terre promise » de l'époque, celle où toutes les fortunes étaient possibles. Fuir les mines du bassin houiller de Rive-de-Gier pour aller coloniser les terres ensoleillées de l'Algérie, voilà une promesse qui devait séduire !
Alors que Venance Cagnaceti s'était installé en Algérie avec sa fille cadette et ses neveux et nièces, sa fille aînée est restée auprès de son mari puis est également venue rejoindre toute la petite famille à Sétif après son veuvage et son ramariage. D'ailleurs Pierre Masson, son second époux, est bien décédé ici le 21 juillet 1874.
Mais alors, qui est la personne décédée le 26 décembre 1892 à Rive-de-Gier ? Même état civil (qui plus est avec un nom atypique et peu local), même lieu de naissance, même âge et même conjoint que « l'autre » Marie Jeanne Cagnaceti de Sétif... La seule différence c'est que dans cet acte aucun des déclarants n'est apparenté à la défunte, il est donc impossible de la rattacher à une quelconque famille.
Autant il est possible d'imaginer une usurpation d'identité en Algérie, à plus de 1 000 kilomètres de son lieu d'origine, là où personne n'a connu une « vie d'avant », autant il semble impossible d'être confondu avec une autre personne dans la ville qui vous a vu naître, forcément entourée de voisins et parents qui vous ont toujours connue.
Cerise sur le gâteau, si l'on peut dire : Marie Jeanne Cagnaceti apparaît bien dans les tables de successions et absences de Rive-de-Gier mais... le 26 juillet 1893 est délivré un certificat qui constate que la défunte « ne possédait aucun actif ». Circulez, il n'y a rien à voir !
Enfin, que dire de la proximité des dates de décès : 26 décembre pour celui de 1892 et 27 décembre pour celui de 1883... hasard ou coïncidence ?
Le mystère reste donc entier. Un jour, peut-être, un indice nous permettra de trouver une explication.
En attendant, et vous, êtes-vous sûrs d'avoir trouvé toutes les vies de vos ancêtres ?
[Illustration, les deux actes de décès de Marie Jeanne Cagnaceti]